ALTRUISTE
Il ne supportait pas les œuvres qui parlaient d’elles-mêmes. Maintenant,
on ne faisait plus que ça. Mais avait-on jamais fait autre chose ? Sinon
des romans qui ne parlaient que d’eux-mêmes ou des peintures dont chaque trait
n'était autre que l’étalage même de la méthode du tracé ou des sculptures
qui ne se laissaient buriner qu’à la seule condition que chaque atome de la
pierre hurlasse haut et fort des histoires narcissiques de son propre
avènement. Tous étaient des monstres estropiés qui avaient transformé le monde
en un cauchemar qui n’avait plus de cesse de se regarder se créer, cauchemardesquement
nombriliste. Sans doute la terre tournait-elle encore parce qu’elle était
propulsée par l’image de sa propre rotondité.
On ne pouvait plus rien lire, voir ou écouter, qu’en sait-on, simplement. Avec chaque
lettre déchiffrée, il fallait se lire soi-même. Se voir lire ; se voir
lu. Chaque image nous brandissait à présent notre propre visage d’observateurs.
En entrant dans une cathédrale, on ne pouvait voir qu’une seule chose – la
cathédrale exposant sa propre érection et nous, nous, immanquablement nous. Il
était impossible maintenant de voir simplement, de simplement lire, de sculpter
simplement. On ne pouvait que se voir voir. La contemplation de l’altérité
n’existait plus. Seule persévérait encore cette insupportable maladie de se
sculpter sculpter, de s’écrire écrire ou de se peindre peindre. Ces ridicules
métalangages l’étouffaient, lui donnaient le vertige, lui infligeaient le
supplice de ne jamais plus rien voir, écouter ou lire que soi-même.
Il essaya de s’en sortir. Il fallait à tout prix parvenir à impulser autrui
dans ce que l’on créait. Il fallait casser les miroirs et niveler les mises-en-abyme.
écrivant une histoire, ou qu’en
sait-on, sculptant une statue, il tenta d’écrire un vrai personnage, un
personnage véritablement autre, et pour lui-même et pour le lecteur, un personnage
qui ne serait plus conscient d’être un personnage. Mais plus il l’écrivait,
plus il le peignait, le bâtissait, le sculptait, plus le personnage se
rebellait. Le protagoniste se savait parfaitement créature de fiction : il
savait que chaque brique que son créateur posait, chaque coup de pinceau,
chaque goutte d’encre, ne pouvait que parler de cet acte de création même.
Ainsi, le créateur se voyait constamment lui-même écrire-écrire et se rendit compte qu’il laissait des traces de cette écriture-écriture. Lorsque l’œuvre fut achevée, il sentit alors l’odeur de lui-même-lui-même et le sombre tain du miroir-miroir qu’il tendait ainsi à ses spectateurs-spectateurs. Il fut saisi d’une furie furibonde, s’empara d’une paire de ciseaux et découpa, soigneusement, chaque lettre, si bien qu’il lui fallut plus de trente jours pour le faire. Il consacra trente jours supplémentaires à fabriquer de petits caveaux pour chaque lettre (chaque lettre dans une boîte d’allumettes) et trente jours supplémentaires à les enterrer toutes dans le parc, chacune sous une feuille. Une fois ce travail accompli, il se reposa et songea à son œuvre morte et bien enterrée. Confortablement installé dans son fauteuil, près de la cheminée où crépitait si agréablement un feu aveugle, qui lui parut enfin ne plus se regarder flamber et ne plus refléter les mouvements des autres, il fit le deuil de l’œuvre morte, créée de la main d’un piètre dieu qui ne se savait plus.
© Misha Ranny