URTISTE
Il n’existait rien encore. Tout existait, mais il n’existait rien de
faux encore. On avait rien inventé encore, parce qu’on n’avait pas inventé
l’invention encore. Puisqu’il faut de l’invention à l’invention, il était
drôlement délicat de bien cerner l’avant de l’avant pour engendrer l’idée du faux. Car
le monde restait tout invraisemblablement vrai. Mais il se passa que par le plus
grand de tout hasard, lors d’une éruption volcanique, d’un cataclysme séismique
ou simplement sous la pluie, qu’en sait-on, les choses, pendant le plus bref
des instants, se laissèrent un jour appréhender à rebours, laissant entrevoir le
faux dans les interstices de l’évidence.
Alors il dessina peut-être un trait, un faux. Peut-être sculpta-t-il une
faux, fausse. Peut-être encore, sans encore savoir ce qu’il faisait,
prononça-t-il quelque chose, faussement, mais timidement encore, ou
fredonna-t-il une note, fausse, hésitante, à peine perceptible. Car le faux
silence régnait encore, dominé par le silence vrai : celui où, parmi les
bruits des plus tonitruants, aucun son inventé ne se faisait entendre.
Peut-être était-il le premier à fausser le silence, et, de fil en aiguille, œuvrant
à tâtons, fabriqua-t-il le premier verbe faux.
Rapidement, il s’éprit de la fausseté et eut envie, chaque jour plus
avidement que le précédent, d’inventer des objets pour l’œil, pour l’oreille,
qu’en savait-on. L’idée lui vint tout aussi rapidement de créer sa première
grande œuvre. Mais il fallut tout inventer. Tout. De but en blanc. Il ne savait
absolument pas ce qu’il allait faire. Il commença peut-être par inventer avec ses
lèvres. Il voulut probablement prononcer une fausse biche, mais comment
pouvait-il bien l’inventer, sans le mot. Il se mit à chercher,
laborieusement, puis trouva ce premier mot qu’il répéta et répéta pour ne pas
l’oublier. Des jours entiers et des nuits sans sommeil, il besogna aux faux. La
tâche était ardue, car il fallut s’efforcer d’ignorer le vrai et de contrôler toutes
les relations que les faussetés, à présent, commençaient à entretenir les unes
avec les autres. Dès qu’il eut inventé le cerf, il s’aperçut qu’il lui était
impossible de le planter simplement à côté de la biche, comme dans le vrai
monde. Il dut alors passer des mois avant de trouver le premier faux « et »
afin d’unir les deux bêtes imaginaires. L’invention du « mais » lui
coûta, elle aussi, des mois de dure labeur. Bientôt, il avait une centaine de
faussetés qui s’enchevêtraient, si bien que son œuvre pouvait, maintenant, prendre des
proportions inimaginables. Il décida de fausser les choses encore plus et les
imagina figées, comme immobilisées. Il fit correspondre les fausses choses, qui
n’étaient encore que des balbutiements, à des formes qu’il inventa en traçant
dans le sable avec une brindille. Il couvrit un kilomètre entier de signes des
plus spectaculaires. Le faux monde pouvait s’écrire maintenant ou se fredonner,
se sculpter ou se dessiner.
Mais peut-être n’écrivit-il jamais. Peut-être, avait-il d’abord pensé à des faussetés à faire voir, faites de couleurs et de formes des plus impensables, ou des faussetés à faire entendre, faites de bruits d’outre-monde. Qu’importait ? Une fois l’invention inventée, il ne se passa pas longtemps avant que l’idée d’un faux de lui-même ne lui vînt à l’esprit.
© Misha Ranny