Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Littextes

11 novembre 2008

ANOURISTE

014




Il s’engagea dans le bois. Marécageuse, la clairière qu’il atteignit après un quart d’heure de marche, suivi par les ombres des hêtres élancés, l’éblouit de sa lumière et l’aspergea de coassements de toutes sortes. Il allait peindre, écrire, composer, qu’en savait-on, les anoures.

Les anoures, ils étaient légion ici. En sautant de pierre en pierre, il gagna le centre de la clairière, et lorsqu’il trouva une pierre bien large, il s’y installa, sortit ses outils – gouaches, bronzes, feuilles, et que encore – de son sac à dos, et commença.

Mais les anoures, accroupis sur les pierres à quelques mètres autour de lui, le, comme qui dirait, fuyaient, ne faisant que remuer bruyamment leurs poches gutturales, comme si les ailes squelettiques de toutes les mouches qu’ils avaient, dans leur triste de vie, englouties, battaient misérablement contre les visqueuses parois de la crépitante crécelle de leurs ventres.

Les anoures bougèrent. Les anoures s’immobilisèrent. Les insectes, qui effleuraient la surface morte de la clairière marécageuse, frémirent, et l’artiste, qui fixait les anoures, se vit, de proche en proche, se dessaisir de ses proies.

S’il voulait les écrire, il fallait, d’une manière ou d’une autre, justifier ce choix. Il fallait les figer en symboles ou en indices. Il n’y avait pas, qu’il sût, de place pour de communs anoures, en tant que tels, en littérature. Il fallait absolument qu’ils jouassent un rôle, qu’ils devinssent métaphore, ou qu’ils se laissassent décrire. Mais comment le faire ?

Dès qu’il soulevait la plume, la tache d’encre qui tombait sur la pierre parvenait beaucoup mieux à rendre les anoures que la lettre sur les feuilles de son carnet.

Il pourrait les composer, évoquer les ailes sèches des insectes par les cordes ; leur viscosité par les picolos ; leurs sauts par de grands intervalles. Et la couleur ?

Il pourrait les peindre, rendre les teintes vaseuses par une grisaille, les noyer dans leur milieu naturel par un sfumato, suggérer leur porosité par de grasses taches qui sortiraient du cadre. Et l’intérieur ?

        Il pourrait en faire un château, faire passer des couloirs depuis la gorge jusqu’au rectum, faire du cœur un boudoir, une salle de ping-pong des reins. Mais pour passer des poumons à la rate, il eût fallu creuser des trous inutiles, construire des escaliers, et par où accéder à la phalange ?

        Ils lui échappaient définitivement. Il lança à l’eau pinceau, burin ou plume, qui savait, se leva et, sautant de pierre en pierre, se trouva sur le même piédestal que l’un des anoures. L’anoure ne se mut guère, mais le fixa. Lui s’immobilisa, en fixant l’anoure. Tous deux demeurèrent ainsi l’instant durant. Puis il écrasa la bête de son pied gauche, de son pied gauche rendu.


           © Misha Ranny

Publicité
Publicité
4 novembre 2008

L'ARTISTE



L’artiste

 

M. T

la tête nue

vêtu d’un sale maillot de corps

les cheveux ébouriffés

partant dans tous les sens

se mit sur la pointe des pieds

les talons joints

les bras

l’espace d’un instant

voûtés au-dessus de sa tête avec grâce

puis il virevolta

s’élança

dans l’air

et esquissant un entrechat

impeccable

acheva la figure.

 

Ma mère

surprise

là où elle était installée

dans son fauteuil roulant

resta bouche bée.

Chapeau bas ! Finit-elle par s’écrier

et applaudit.

L’épouse de l’artiste

sortie de la cuisine

demanda : Que se passe-t-il?

Mais le spectacle était terminé.


The Artist

 

Mr T.

bareheaded

in a soiled undershirt

his hair standing out

on all sides

stood on his toes

heels together

arms gracefully

for the moment

curled above his head.

Then he whirled about

bounded

into the air

and with an entrechat

perfectly achieved

completed the figure.

My mother

taken by surprise

where she sat

in her invalid's chair

was left speechless.

Bravo! she cried at last

and clapped her hands.

The man's wife

came from the kitchen:

What goes on here? she said.

But the show was over.


© William Carlos Williams

Traduction : Misha Ranny


1 novembre 2008

ALTRUISTE

013



Il ne supportait pas les œuvres qui parlaient d’elles-mêmes. Maintenant, on ne faisait plus que ça. Mais avait-on jamais fait autre chose ? Sinon des romans qui ne parlaient que d’eux-mêmes ou des peintures dont chaque trait n'était autre que l’étalage même de la méthode du tracé ou des sculptures qui ne se laissaient buriner qu’à la seule condition que chaque atome de la pierre hurlasse haut et fort des histoires narcissiques de son propre avènement. Tous étaient des monstres estropiés qui avaient transformé le monde en un cauchemar qui n’avait plus de cesse de se regarder se créer, cauchemardesquement nombriliste. Sans doute la terre tournait-elle encore parce qu’elle était propulsée par l’image de sa propre rotondité.

On ne pouvait plus rien lire, voir ou écouter, qu’en sait-on, simplement. Avec chaque lettre déchiffrée, il fallait se lire soi-même. Se voir lire ; se voir lu. Chaque image nous brandissait à présent notre propre visage d’observateurs. En entrant dans une cathédrale, on ne pouvait voir qu’une seule chose – la cathédrale exposant sa propre érection et nous, nous, immanquablement nous. Il était impossible maintenant de voir simplement, de simplement lire, de sculpter simplement. On ne pouvait que se voir voir. La contemplation de l’altérité n’existait plus. Seule persévérait encore cette insupportable maladie de se sculpter sculpter, de s’écrire écrire ou de se peindre peindre. Ces ridicules métalangages l’étouffaient, lui donnaient le vertige, lui infligeaient le supplice de ne jamais plus rien voir, écouter ou lire que soi-même.

Il essaya de s’en sortir. Il fallait à tout prix parvenir à impulser autrui dans ce que l’on créait. Il fallait casser les miroirs et niveler les mises-en-abyme. écrivant une histoire, ou qu’en sait-on, sculptant une statue, il tenta d’écrire un vrai personnage, un personnage véritablement autre, et pour lui-même et pour le lecteur, un personnage qui ne serait plus conscient d’être un personnage. Mais plus il l’écrivait, plus il le peignait, le bâtissait, le sculptait, plus le personnage se rebellait. Le protagoniste se savait parfaitement créature de fiction : il savait que chaque brique que son créateur posait, chaque coup de pinceau, chaque goutte d’encre, ne pouvait que parler de cet acte de création même.

Ainsi, le créateur se voyait constamment lui-même écrire-écrire et  se rendit  compte qu’il laissait des traces de cette écriture-écriture. Lorsque l’œuvre fut achevée, il sentit alors l’odeur de lui-même-lui-même et le sombre tain du miroir-miroir qu’il tendait ainsi à ses spectateurs-spectateurs. Il fut saisi d’une furie furibonde, s’empara d’une paire de ciseaux et découpa, soigneusement, chaque lettre, si bien qu’il lui fallut plus de trente jours pour le faire. Il consacra trente jours supplémentaires à fabriquer de petits caveaux pour chaque lettre (chaque lettre dans une boîte d’allumettes) et trente jours supplémentaires à les enterrer toutes dans le parc, chacune sous une feuille. Une fois ce travail accompli, il se reposa et songea à son œuvre morte et bien enterrée. Confortablement installé dans son fauteuil, près de la cheminée où crépitait si agréablement un feu aveugle, qui lui parut enfin ne plus se regarder flamber et ne plus refléter les mouvements des autres, il fit le deuil de l’œuvre morte, créée de la main d’un piètre dieu qui ne se savait plus.


© Misha Ranny

1 novembre 2008

URTISTE

012




Il n’existait rien encore. Tout existait, mais il n’existait rien de faux encore. On avait rien inventé encore, parce qu’on n’avait pas inventé l’invention encore. Puisqu’il faut de l’invention à l’invention, il était drôlement délicat de bien cerner l’avant de l’avant pour engendrer l’idée du faux. Car le monde restait tout invraisemblablement vrai. Mais il se passa que par le plus grand de tout hasard, lors d’une éruption volcanique, d’un cataclysme séismique ou simplement sous la pluie, qu’en sait-on, les choses, pendant le plus bref des instants, se laissèrent un jour appréhender à rebours, laissant entrevoir le faux dans les interstices de l’évidence.

Alors il dessina peut-être un trait, un faux. Peut-être sculpta-t-il une faux, fausse. Peut-être encore, sans encore savoir ce qu’il faisait, prononça-t-il quelque chose, faussement, mais timidement encore, ou fredonna-t-il une note, fausse, hésitante, à peine perceptible. Car le faux silence régnait encore, dominé par le silence vrai : celui où, parmi les bruits des plus tonitruants, aucun son inventé ne se faisait entendre. Peut-être était-il le premier à fausser le silence, et, de fil en aiguille, œuvrant à tâtons, fabriqua-t-il le premier verbe faux.

Rapidement, il s’éprit de la fausseté et eut envie, chaque jour plus avidement que le précédent, d’inventer des objets pour l’œil, pour l’oreille, qu’en savait-on. L’idée lui vint tout aussi rapidement de créer sa première grande œuvre. Mais il fallut tout inventer. Tout. De but en blanc. Il ne savait absolument pas ce qu’il allait faire. Il commença peut-être par inventer avec ses lèvres. Il voulut probablement prononcer une fausse biche, mais comment pouvait-il bien l’inventer, sans le mot. Il se mit à chercher, laborieusement, puis trouva ce premier mot qu’il répéta et répéta pour ne pas l’oublier. Des jours entiers et des nuits sans sommeil, il besogna aux faux. La tâche était ardue, car il fallut s’efforcer d’ignorer le vrai et de contrôler toutes les relations que les faussetés, à présent, commençaient à entretenir les unes avec les autres. Dès qu’il eut inventé le cerf, il s’aperçut qu’il lui était impossible de le planter simplement à côté de la biche, comme dans le vrai monde. Il dut alors passer des mois avant de trouver le premier faux « et » afin d’unir les deux bêtes imaginaires. L’invention du « mais » lui coûta, elle aussi, des mois de dure labeur. Bientôt, il avait une centaine de faussetés qui s’enchevêtraient, si bien que son œuvre pouvait,  maintenant, prendre des proportions inimaginables. Il décida de fausser les choses encore plus et les imagina figées, comme immobilisées. Il fit correspondre les fausses choses, qui n’étaient encore que des balbutiements, à des formes qu’il inventa en traçant dans le sable avec une brindille. Il couvrit un kilomètre entier de signes des plus spectaculaires. Le faux monde pouvait s’écrire maintenant ou se fredonner, se sculpter ou se dessiner.

Mais peut-être n’écrivit-il jamais. Peut-être, avait-il d’abord pensé à des faussetés à faire voir,  faites de couleurs et de formes des plus impensables, ou des faussetés à faire entendre, faites de bruits d’outre-monde. Qu’importait ? Une fois l’invention inventée, il ne se passa pas longtemps avant que l’idée d’un faux de lui-même ne lui vînt à l’esprit.


© Misha Ranny

 

Publicité
Publicité
Littextes
Publicité
Publicité