ANOURISTE
Il s’engagea dans le bois. Marécageuse, la clairière qu’il atteignit
après un quart d’heure de marche, suivi par les ombres des hêtres élancés,
l’éblouit de sa lumière et l’aspergea de coassements de toutes sortes. Il
allait peindre, écrire, composer, qu’en savait-on, les anoures.
Les anoures, ils étaient légion ici. En sautant de pierre en pierre, il gagna
le centre de la clairière, et lorsqu’il trouva une pierre bien large, il s’y
installa, sortit ses outils – gouaches, bronzes, feuilles, et que encore – de
son sac à dos, et commença.
Mais les anoures, accroupis sur les pierres à quelques mètres autour de
lui, le, comme qui dirait, fuyaient, ne faisant que remuer bruyamment leurs
poches gutturales, comme si les ailes squelettiques de toutes les mouches qu’ils
avaient, dans leur triste de vie, englouties, battaient misérablement contre
les visqueuses parois de la crépitante crécelle de leurs ventres.
Les anoures bougèrent. Les anoures s’immobilisèrent. Les insectes, qui
effleuraient la surface morte de la clairière marécageuse, frémirent, et
l’artiste, qui fixait les anoures, se vit, de proche en proche, se dessaisir de
ses proies.
S’il voulait les écrire, il fallait, d’une manière ou d’une autre,
justifier ce choix. Il fallait les figer en symboles ou en indices. Il n’y
avait pas, qu’il sût, de place pour de communs anoures, en tant que tels, en
littérature. Il fallait absolument qu’ils jouassent un rôle, qu’ils devinssent
métaphore, ou qu’ils se laissassent décrire. Mais comment le faire ?
Dès qu’il soulevait la plume, la tache d’encre qui tombait sur la pierre
parvenait beaucoup mieux à rendre les anoures que la lettre sur les feuilles de
son carnet.
Il pourrait les composer, évoquer les ailes sèches des insectes par les
cordes ; leur viscosité par les picolos ; leurs sauts par de grands
intervalles. Et la couleur ?
Il pourrait les peindre, rendre les teintes vaseuses par une grisaille,
les noyer dans leur milieu naturel par un sfumato, suggérer leur porosité par
de grasses taches qui sortiraient du cadre. Et l’intérieur ?
Il pourrait en faire un château, faire
passer des couloirs depuis la gorge jusqu’au rectum, faire du cœur un boudoir,
une salle de ping-pong des reins. Mais pour passer des poumons à la rate, il
eût fallu creuser des trous inutiles, construire des escaliers, et par où
accéder à la phalange ?
Ils lui échappaient définitivement. Il lança à l’eau pinceau, burin ou plume, qui savait, se leva et, sautant de pierre en pierre, se trouva sur le même piédestal que l’un des anoures. L’anoure ne se mut guère, mais le fixa. Lui s’immobilisa, en fixant l’anoure. Tous deux demeurèrent ainsi l’instant durant. Puis il écrasa la bête de son pied gauche, de son pied gauche rendu.
© Misha Ranny